L’acquisition scindée usufruit/nue-propriété avec une société : points d’attention

 

Anne-Thérèse DESFOSSES

 

L’acquisition d’un immeuble peut faire l’objet d’un démembrement de la pleine propriété, par le recours au mécanisme de l’usufruit.

Ce mécanisme est visé à l’article 578 du Code civil et permet à l’usufruitier de jouir des choses dont un autre a la propriété, comme le propriétaire lui-même, mais à charge d’en conserver la substance.

Le principe, dans le cadre d’un démembrement personne physique/société est qu’une personne physique acquiert la nue-propriété d’un immeuble tandis que la société dont elle est la gérante en acquiert l’usufruit.

Le mécanisme est tentant, puisque la société pourra, en principe, déduire les frais de l’usufruit et des travaux qu’elle entreprendra dans l’immeuble, tandis qu’à l’issue de l’usufruit, le nu-propriétaire pourra bénéficier de la pleine propriété de l’immeuble, aménagé, a priori sans frais.

Ce mécanisme est cependant dans le viseur de l’administration fiscale qui regarde avec circonspection ces montages et refuse régulièrement la déduction par la société des frais de son usufruit. L’administration peut encore chercher à considérer que le nu-propriétaire dispose d’un avantage de toute nature taxable au travers du bénéfice qu’il pourrait percevoir au travers du montage, notamment en cas d’estimation erronée de l’usufruit.

Des risques fiscaux existent encore lors de la répartition du coût des travaux effectués dans l’immeuble et enfin, à l’exctinction de l’usufruit.

I. L’acquisition scindée peut être une opération abusive au sens de l’article 344, §1er du CIR/92

Il conviendra d’éviter, lors de l’acquisition d’un droit d’usufruit, de ne pas poursuivre un but purement fiscal. L’opération doit avoir un autre but, notamment de permettre de sécuriser le patrimoine des personnes physiques tout en permettant à la société de poursuivre son activité, de manière indépendante, sans mettre en péril ce patrimoine.

 

L’équilibre financier des personnes physiques qui acquièrent la nue-propriété est également un but non fiscal qui peut êre poursuivi de même que le souci légitime de ne pas alourdir les charges de l’entreprise par l’acquisition d’un immeuble en pleine propriété.

 

La pérennité de l’exploitation, malgré le décès d’une ou des personnes physiques ayant acquis la nue-propriété est également un avantage non fiscal qui peut être poursuivi lors de l’acquisition scindée d’un immeuble.

 

 II. Durée de l’usufruit

La durée usuellement admise pour un usufruit est entre 20 et 30 ans lorsque l’usufruitier est une société.

Lorsque l’usufruitier est une personne physique, la durée de l’usufruit peut être au maximum la vie de l’usufruitier.

La durée initialement prévue peut être allongée, notamment si l’usufruitier n’était pas rentré dans ses frais dans le délai initial, sans que la durée ne puisse dépasser 30 ans, qui est la durée maximale admissible lorsque l’usufruitier est une société (Cf. décision anticipée n° 2017.183 du 20 mars 2018).

  

III.      Valorisation de l’usufruit

L’usufruit sera acquis à sa valeur réelle par la société, selon la méthode de valorisation préconisée par le service des décisions anticipées (ci-après le ‘SDA’).

Le SDA estime que les règles de valorisation forfaitaire utilisées en matière de droit d’enregistrement ou de droit de succession ne sont pas appropriées.

La valeur de l’usufruit est déterminée en fonction de la valeur locative nette du bien immobilier actualisée à un taux correspondant au rendement financier du bien pendant la durée de l’usufruit. La valeur locative nette remplace l’inflation et le rendement financier qui étaient pris en compte dans l’ancienne formule, dite Ruysseveldt.

La formule suivante est désormais appliquée:

(Valeur locative nette/ taux d’actualisation) X (1- (1/1+taux d’actualisation) durée usufruit)

Le SDA rappelle que pour déterminer la valeur locative nette, il est nécessaire de prendre en compte également l’état du bien, les travaux à y effectuer, les frais générés par la constitution de l’usufruit, et notamment les frais de notaire ou les droits d’enregistrement de même que l’affectation réservée au bien acquis en usufruit (Cf. décision anticipée n° 2017.372 du 6 juillet 2017).

Le taux d’actualisation correspond au rendement locatif pendant la durée du contrat. Il doit correspondre à la réalité et peut être déterminé en divisant le rendement locatif net annuel par la valeur de la pleine propriété du bien.

Le SDA propose l’exemple suivant (Cf. projet de demande du SDA du 31 octobre 2019, www.ruling.be/fr/telechargements/projet-de-demande-usufruit) :

 

  • Valeur locative brute: 18.000 EUR
  • Valeur locative nette: 15.000 EUR
  • Valeur de la pleine propriété : 250.000 EUR
  • Taux d’actualisation à utiliser dans la formule: 6% (= 15.000 / 250.000 x 100)
  • Valeur de l’usufruit d’une durée de 20 ans = 172.048,82[1] ou 68,82% de la valeur de la pleine propriété

La méthode proposée par le SDA offre le confort de la tranquilité, néanmoins, elle est moins avantageuse que la formule Ruysseveldt, puisqu’elle ne prend pas en compte le taux d’inflation et fixe arbitrairement le taux d’actualisation en fonction du rendement net.

Il n’est pas certain que la jurisprudence refuse une méthode au profit d’une autre ou même que l’administration estime à chaque fois que l’application de la formule Ruysseveldt serait à proscrire.
IV. Déduction, dans le chef de la société, des frais professionnels

  1. Une autre question est celle de la déduction des frais de l’usufruit lorsque l’immeuble est utilisé notamment à des fins privées.

Si l’immeuble est destiné exclusivement à l’activité économique de l’entreprise, aucun avantage pour mise à disposition gratuite de l’immeuble ne se justifie.

De manière générale, les dépenses ou charges d’une société doivent être supportées en vue d’acquérir ou de de conserver des revenus imposables (article 49 du CIR/92).

Depuis l’arrêt de la Cour de cassation du 12 juin 2015, on peut considérer qu’il n’est pas nécessaire, par contre, que la dépense soit inhérente à l’objet social ou statutaire de la société. Encore faut-il que la dépense soit effectuée en vue d’acquérir ou de conserver des revenus imposables (Cf., Cass, 12 juin 2015, RG F.13.0163.N, www.juridat.be).

Ceci implique un lien concret et démontrable entre l’activité professionnelle exercée par la société et la dépense.

La Cour d’appel de Gand a ainsi considéré qu’une société immobilière, nue-propriétaire d’une villa à la cîte et dont l’objet social est la vente et la mise en location d’immeuble, ne peut déduire les coûts de cet immeuble au motif que la villa n’est pas utilisée pour l’activité économique de la société, c’est-à-dire en vue de lui procurer des revenus imposables mais mise à disposition de sa gérante (Cf. Gand, 10 avril 2018, www.taxwin.be).

Qu’en est-il dès lors de la déduction de frais d’un usufruit lorsque l’immeuble acquis en usufruit par la société sert à la fois de bureau, et partiellement à titre d’habitation de son gérant ?

La proximité du gérant peut être un avantage certain pour une entreprise. La jurisprudence et notamment la Cour d’appel de Gand ne l’ont cependant pas considéré ainsi : le fait que la proximité de l’appartement du gérant puisse être un avantage pour la société ne suffit pas à démontrer que les frais ont été supportés pour acquérir ou conserver des revenus imposables.

La théorie de la rémunération ne paraît pas être d’un meilleur secours s’il ne peut être démontré que face à la mise à disposition du logement, il y a de véritables prestations.

La Cour d’appel de Gand rappelle ainsi qu’il n’y a pas de base juridique au fait qu’un avantage de toute nature au dirigeant d’entreprise entrainerait, en soi, des frais professionnels déductibles dans le chef de la société (Cf. Gand, 12 janvier 2018, www.taxwin.be, Liège, 9 mai 2018, www.taxwin.be).

 

  1. La théorie de la rémunération est par conséquent à utiliser avec parcimonie.

Pour que la mise à disposition d’un immeuble par une société à son dirigeant puisse être considérée comme étant une rémunération dans le chef de ce dernier, il faut pouvoir démontrer qu’en contrepartie de la mise à disposition, il y a de réelles prestations effectuées au bénéfice de l’entreprise.

On peut imaginer la difficulté de se ménager une telle preuve, à défaut de convention préalable dans ce sens. Aussi, lorsque, dans le cadre d’un usufruit, le dirigeant bénéficie de la mise à disposition d’un immeuble ou d’une partie d’immeuble, les parties seront avisées de conclureV. une convention détaillant les prestations à effectuer en contrepartie de cette mise à disposition.

Un relevé des prestations effectuées peut également être un élément appréciable permettant, in fine, de justifier de la déduction des frais de l’usufruit à titre professionnel dans le chef de la société.

 

  1. Si tel n’est pas le cas, la société prendra soin de comptabiliser un avantage de toute nature dans le chef de son dirigeant également nu-propriétaire ou de solliciter le versement d’un loyer.

4. Dans le cadre d’une demande préalable introduite auprès du SDA, le projet de demande d’usufruit mentionnera que les travaux et améliorations diverses à effectuer par la société soient envisagés de manière concrète et précise et que la demande fixe la quote part de chaque partie dans le coût des travaux à effectuer.

A cet égard, le SDA sollicite qu’il soit mentionné l’état du bien au moment de la prise de cours de l’usufruit, les relations entre l’usufruitier et le nu-propriétaire, puisque le fait que les parties soient liées par des intérêts économiques peut avoir une influence sur la taxation à titre d’avantage de toute nature en fin d’usufruit.

Le SDA met en avant également l’importance pour les parties de se comporter de manière indépendantes par rapport aux travaux, c’est-à-dire que la société ne prendra en charge que les travaux qui représentent un intérêt économique pour elle et les parties se comporteront entre elles comme le ferait n’importe quel usufruitier par rapport à n’importe quel nu-propriétaire.

 

  1. L’administration a souvent usé, avec des résultats variables, de la théorie de la simulation pour contrer une acquisition scindée un peu trop avantageuse pour le gérant d’entreprise.

Prenons l’exemple, de l’épouse d’un gérant qui acquiert la nue-propriété d’un immeuble, la société en acquerrant l’usufruit. Les parties conviennent d’un terme et valorisent l’usufruit de manière correcte.

Dans une convention, les parties conviennent que la société supportera 80% des charges annuelles grevant l’immeuble, la nue-propriétaire en supportant le solde. Dans l’immeuble, la société installe ses bureaux et met à disposition gratuite de son dirigeant et de son épouse une partie importante de l’immeuble.

Pendant la durée de l’usufruit, d’importants travaux d’extension et d’amélioration sont réalisés, une partie des factures étant acquittées par la société.

L’administration avait alors invoqué la simulation, postulant que la convention d’usufruit était fictive. Il appartenait alors à l’administration de démontrer que la convention d’usufruit n’était qu’apparente et qu’une autre convention existait, exprimant la volonté réelle des parties.

La Cour d’appel de Mons a considéré, dans ce cas d’espèce, que la convention ne revêttait pas de caractère fictif: la société a un intérêt à la convention puisqu’elle bénéficie d’un bureau sans devoir décaisser de loyer, tandis que l’avantage de son gérant est repris à titre d’avantage de toute nature dans son chef.

Concernant les travaux d’extension, réalisés à l’usage exclusif de la nue-propriétaire, la Cour estime que les frais supportés par une entreprise pour améliorer le cadre de vie de son dirigeant peuvent constituer une charge déductible, moyennant calcul et imposition d’un avantage de toute nature dans son chef. Cela suppose cependant que ces frais restent raisonnables et n’aient pas été supportés au profit d’un tiers.

Or, dans le cas d’espèce, l’épouse du dirigeant est bien un tiers. Aussi, dans la mesure où elle bénéficiera à terme d’un avantage certain sans devoir payer aucune indemnité, la société se verra taxer un avantage anormal et bénévole en application de l’article 26 du CIR/92 sur le prix des travaux supportés par la société

La Cour avait également considéré que la répartition entre les travaux à caractère professionnels et privés ne correspondait à aucune réalité. Aussi, bien que la convention revête un caractère réel, la répartition des frais relatifs à l’extension revêtant un caractère purement privé, quant à elle, pouvait être considérée comme étant simulée (Cf. Mons, 8 septembre 2015, www.taxwin.be).

 

V. Risque de taxation d’un avantage de toute nature à l’extinction de l’usufruit

 1. Pendant la durée de l’usufruit, la société va effectuer une série de travaux et d’aménagement dans le bien.

A l’issue de l’usufruit, le nu-propriétaire devient plein propriétaire sans autre intervention et dans certaines conditions, l’administration fiscale peut estimer qu’il en résulte un avantage de toute nature taxable à titre de rémunération dans son chef.

Pour éviter une telle taxation, le dirigeant et la société devront agir avec prudence et éviter que la société ne supporte des frais qui auraient dû être mis à charge du nu-propriétaire, notamment lorsque, visiblement, le nu-propriétaire en bénéficiera majoritairement.

Le SDA a rendu de très nombreuses décisions qui permettent d’éclairer la manière dont les choses doivent être envisagées.

2. Pendant la durée de l’usufruit, chaque partie, usufruitier et nu-propriétaire, se comporteront de manière indépendant par rapport aux travaux à effectuer: La société sera avisée de n’entreprendre que des travaux qui peuvent constituer une valeur économique pour elle ou qui auraient revêtu une telle valeur pour une entreprise lambda placée dans les mêmes circonstances.

L’idée sous-jacente est que, bien que l’usufruitier et le nu-propriétaire soient parties liées, ils agissent l’un et l’autre comme n’importe quel usufruitier se comporterait vis-à-vis de n’importe quel nu-propriétaire.

Au cours des cinq dernières années précédent la fin de l’usufruit, si des travaux doivent être effectués et qu’ils devraient normalement être effectués par l’usufruitier, ‘ceux-ci seront effectués proportionnellement par l’usufruitier et les nus-propriétaires en fonction de la valeur respective de l’usufruit/nue-propriété par rapport à la valeur de la pleine propriété au moment où les travaux en question seraient réalisés’.

Dans les cinq dernières années de l’usufruit, si des travaux doivent être effectués dans l’immeuble, ceux-ci seront principalement supportés par le nu-propriétaire pour éviter toute taxation dans le chef du nu-propriétaire au titre d’avantage de toute nature (Cf. décision anticipée n° 2018.1248 du 29 janvier 2019).

3. Lorsque les nus-propriétaires sont sans lien organisationnel, professionnel ou autre avec l’usufruitier et que la transaction se réalise à la valeur du marché, le SDA estime que l’absence d’indemnisation due par l’usufruitier au nu-propriétaire lors de l’échéance de l’usufruit ne peut donner lieu à taxation à aucun avantage de toute nature (Cf. décision anticipée n° 2017.183 du 20 mars 2018).

Dans le dossier soumis au SDA, une société d’investissement immobilier avait proposé à des investisseurs privés d’acheter des suites d’appart-hôtel et avant d’en céder, dans un délai bref, le droit d’usufruit à une société tierce. La société usufruitière confierait ensuite la gestion de ces appartements à un groupe hôtelier selon une convention de gestion.

Dans une telle hypothèse où le nu-propriétaire n’est pas l’administrateur de la société qui a acquis l’usufruit, on peut estimer qu’aucune indemnisation ne sera due au terme du droit d’usufruit eu égard à l’indépendance entre les parties.

Néanmoins, on notera que dans le dossier soumis au SDA, la société usufruitière ne s’était engagée qu’à effectuer de menues réparations et des travaux d’entretien courants.

 

  1. A l’extinction de l’usufruit, ‘l’usufruitier ne peut réclamer aucune indemnité pour les améliorations qu’il prétendrait avoir faites, encore que la chose en fut augmentée’ (art. 599, al. 2 du Code civil).

Il faut donc distinguer les améliorations, qui ne sont pas susceptible d’indemnité, et les autres travaux, qui eux, peuvent donner lieux à indemnité.

Les travaux d’amélioration sont ceux dont le coût n’excède pas les revenus de l’usufruit (Cf. J. Hansenne, Les Biens, II, Liège, Collection scientifique de la faculté de droit de Liège, 1996, p. 10410-1041)

Les avantages que retire l’usufruitier de ces travaux sont censés compenser le coût de ces travaux (Cf. Cass, 27 janvier1887, Pas., I, p. 56).

Une société avait acquis l’usufruit d’un immeuble tandis que son dirigeant en avait acquis la nue-propriété.

La société avait effectué des travaux pour un montant de 41.055 € tandis qu’elle avait recueilli des revenus de cet usufruit pour un montant de 80.317 €.

L’administration fiscale avait considéré qu’il y avait dans le chef du dirigeant un avantage de toute nature taxable. Or, la Cour d’appel de Bruxelles en a décidé autrement, considérant que la société avait obtenu des revenus de la jouissance de son usufruit supérieurs aux montants investis (Bruxelles, 12 septembre 2019).

Le Tribunal de première instance de Namur, dans un cas dans lequel il n’était pas indiqué si la société avait bénéficié de revenus conséquents dans le cadre de son usufruit, avait quant à lui considéré qu’un avantage de toute nature pouvait être comptabilisé sur les gros travaux effectués par la société, cet avantage devant être calculé en retenant une dépréciation de 10%).

Pour les autres travaux, ne s’agissant que d’améliorations, ceux-ci ne pouvaient pas être indemnisables (Cf. civ. Namur, 7 décembre 2016, www.taxwin.be).

 

Conclusion,

 

Envisager une acquisition scindée, lorsque les parties sont liées entre elles par des liens économiques étroits, nécessite de bien réfléchir à son projet, de calculer de manière précise la valeur de l’usufruit et de prévoir au besoin, conventionnellement, la rémunération que les avantages fournis par l’usufruitier à son dirigeant va couvrir.

Comme dans beaucoup de chose, la préparation et la réflexion seront les meilleurs conseils.

Dans le cours de l’usufruit, il conviendra également de ne pas se laisser emballer par l’attrait d’une prise en charge de travaux par sa société en oubliant la spécificité d’une société et en le regrettant à l’issue de l’usufruit. Les risques fiscaux sont importants lorsque l’équilibre, certes fragile, est rompu.

 

[1] = (15.000/0,06) x (1- (1/1,06)20)

 

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